Troisième mixité thérapeutique
Evidemment, je suis toujours organiciste avec les patients qui le sont, ceux qui sont convaincus que leur chimie cérébrale est perturbée. S’ils veulent des médicaments, ils en ont. Bien sûr aussi, ce que je leur dirai en prescrivant sera parfois un peu particulier : - « Pourquoi me donnez-vous celui-là, Docteur ? » - « Je vous le donne parce que celui-là, il est sérotoninergique, Madame. » Il arrive aussi aux patients organicistes d’entrer en transe, alors qu’on ne parle que de diencéphale, système limbique et vésicules synaptiques. Eux aussi se sentent compris et s’ouvrent au changement.
On peut aussi donner des médicaments à des patients qui n’en veulent absolument pas parce qu’ils représentent le summum de l’échec pour eux. La provocation réveille ces énergiques momentanément découragés. De même, à certains fumeurs, nous disons qu’ils sont incapables d’arrêter et que ce n’est pas la peine de consulter parce qu’ils n’y arriveront jamais, quoi qu’ils fassent. Ils nous haïssent, jettent les médicaments ou le paquet par la fenêtre ou au travers du bureau. Ils se sont débarrassés de nous, des médicaments ou du tabac et vont mieux.
Ce serait bien si tout était aussi simple et que la prescription médicamenteuse n’avait d’effet qu’en fonction de sa valeur psychothérapeutique, comme une sorte d’adjonction à la thérapie, qui serait ou est le seul traitement en profondeur de la souffrance de la personne.
Ici, mon propos se limite aux troubles anxieux et dépressifs ; je ne parle pas des troubles psychotiques. J’écarte aussi, peut-être un peu vite, le trouble bipolaire de type I pour lequel j’admets que l’étiologie biologique est probable, et donc les psychotropes indispensables.
Dans tous les autres cas de troubles anxieux et dépressifs, peut-on et/ou doit-on associer des médicaments à la psychothérapie ? En plus de n’être que des pansements provisoires, les antidépresseurs et les anxiolytiques n’annulent-ils pas ou n’affaiblissent-ils pas l’efficacité de la psychothérapie, rendant son résultat plus aléatoire et moins durable, alors qu’elle est le vrai traitement en profondeur ? Ne seraient-ils pas nocifs ? Ne constitueraient-ils pas un moyen de faire taire les gens et d’empêcher l’échange interpersonnel, vital pour l’être humain ?
La profondeur du psychisme et les médicaments
La première réflexion, c’est que depuis Jay Haley, nous ne savons plus ce qu’est un traitement en profondeur, s’agissant du psychisme humain. Ce concept est un reste de la topique freudienne : la psychanalyse, parce qu’elle explore les profondeurs de l’Inconscient, doit être longue. En thérapie brève, nous avons répudié ce raisonnement. Qu’en serait-il si, au lieu de thérapie profonde, nous parlions de thérapie de gauche ou de thérapie de droite ?
La première se fondera-t-elle sur les troubles de la solidarité collective et la seconde sur les atteintes à l’initiative individuelle ? Tout le raisonnement change quand ses présupposés changent : il n’y a ni haut ni bas, ni gauche ni droite dans le psychisme. Il n’y a pas de topique.
La deuxième réflexion, c’est que depuis Roustang, nous ne savons plus ce qu’est le psychisme : il n’existe que des corps vivants interagissant avec d’autres dans l’espace. Le concept de psychisme est aussi un reliquat freudien, bâti sur l’idéalisme kantien. Il n’y a plus de psychothérapie, il n’y a plus que de la thérapie, une manière de donner un coup de main à d’autres avec modestie.
Du côté des médicaments antidépresseurs, dans l’état actuel des données scientifiques, personne n’est en mesure d’affirmer qu’ils ont un effet curatif, étiologique, ou seulement palliatif, symptomatique. On sait seulement qu’ils soulagent souvent rapidement, souvent temporairement, souvent durablement.
Donc, pas plus les psychothérapies que les médicaments ne peuvent prétendre être des traitements en profondeur, étiologiques, définitifs. Et il n’y a rien non plus pour affirmer qu’ils ne sont que des traitements de surface, symptomatiques, palliatifs. Nous n’en savons rien.
Quoique sans aucune preuve, certains affirment que les médicaments ne sont que des anesthésiques qui endorment la douleur sans soigner sa cause, laquelle, ainsi camouflée, continuerait à évoluer sournoisement et à s’aggraver en silence, retardant et rendant plus difficile le moment de la psychothérapie, seul traitement étiologique valable. Toujours l’histoire de la cause en profondeur. Elle n’existe pas, mais restons dans la métaphore.
J’en ai parlé à mon dentiste. Il avait du mal, moi aussi. Il devait m’opérer une molaire et il n’y arrivait pas parce que l’anesthésie ne prenait pas. Je ne connais pas de chirurgien qui accepte d’opérer un malade qui n’est pas anesthésié. Si l’on opère mieux un patient quand il est endormi, alors il est plausible que les antidépresseurs facilitent souvent les interventions psychothérapeutiques.
D’autres auteurs disent que l’angoisse est un puissant moteur à la thérapie. Ne nous trompons pas. La souffrance ne donne pas une forte motivation d’abord à la thérapie, mais à ne plus souffrir, quel que soit le moyen employé. Un certain esthétisme de la douleur a cours dans nombre d’écoles de thérapie, qui affirment qu’il faut laisser les patients angoissés pour que la thérapie reste « chaude ». Le but des thérapies brèves est au contraire de soulager les patients dans le délai le plus court possible. Alors, que ce soulagement passe par une thérapie, par des médicaments, ou une association des deux, peu importe. Seul le résultat compte.
Comme thérapeutes, nous ne devrions pas trop mépriser les médicaments, à moins de manquer d’esprit scientifique. En effet, il est envisageable que des troubles que nous qualifions de névrotiques aient une base biologique cérébrale. Nous ne pouvons pas exclure cette hypothèse a priori. Sous prétexte que nos outils de thérapie brève marchent bien, n’en profitons pas pour effectuer un retour larvé vers la psychogenèse des névroses, même si les patients rapportent plein d’événements de vie qui semblent expliquer leur tableau actuel.
La notion de psychogenèse est freudienne et nous ne savons plus ce qu’est le psychisme. Contentons-nous d’un côté de la communication efficace, et de l’autre du cerveau, que les anomalies constatées ou à constater dans celui-ci soient causes ou conséquences du trouble. Enfin, je vous rappelle que Freud lui-même n’a fabriqué son « appareil psychique » que « dans l’attente des découvertes biologiques à venir ». Virons donc ce gros machin entre communication et cerveau.
Nous avons un grand nombre d’études chiffrées de l’efficacité des médicaments et des thérapies. Je passe sur celles, innombrables, des médicaments, dont vous savez tous qu’ils font des miracles et n’ont jamais d’effets secondaires. En thérapie stratégique, Nardone annonce ses résultats dans les troubles anxieux et des conduites alimentaires, presque trop beaux pour être vrais.
En thérapie solutionniste, avec une méthode plus rigoureuse, Isebaert annonce aussi les siens, prometteurs dans l’alcoolisme. Les TCC, avec Cottraux, démontrent qu’elles sont aussi efficaces dans les troubles dépressifs que les antidépresseurs et que les deux associés sont encore plus efficaces. Les TCC n’ont jamais cessé d’évaluer leurs résultats dans de multiples pathologies (phobies, TOC, troubles alimentaires, addictions), culture d’évaluation qui manque à pas mal d’hypnotistes. Enfin, actuellement, dans le trouble unipolaire de l’humeur, le traitement qui donne les meilleurs résultats n’est pas la psychothérapie, mais ce sont les antidépresseurs pris au long cours, la vie entière. Quand on sait que le problème principal de la dépression n’est pas le traitement de l’accès, mais la prévention des rechutes, ce n’est pas rien.
Donc, en règle générale, il est faux de dire que les médicaments soient une entrave à la psychothérapie. Parce que nous ne savons pas exactement aujourd’hui ce que nous faisons, nous pouvons les associer. Le pragmatisme commande cette mixité thérapeutique.