Il apparaît rapidement que les promesses restent des promesses et que les traitements deviennent de plus en plus longs, de plus en plus lourds. L’injection de molécules miracles standardisées dans le monde intérieur des patients a oublié en route l’originalité de chaque individu, son histoire, son contexte de vie et ce quelque chose qui semble si important pour Erickson : les ressources du patient. C’est plus qu’un oubli, une évidence : le patient déprimé n’a plus de compétences personnelles pour participer à son processus d’évolution et ne peut qu’espérer le miracle tant attendu.
C’est en 1986 que je peux enfin apprendre l’hypnose au sein de l’Institut Milton Erickson de Paris, animé par Jean Godin et Jacques-Antoine Malarewicz. C’est la première d’un long parcours qui va me faire naviguer sur des océans imprévisibles à récolter quelques couleurs pour ma palette. Pour les patients souffrant de dépression, j’en ai sélectionné 7, 7 comme les 7 couleurs de l’arc-en-ciel.
Pour nos yeux limités, un arc-en-ciel, ce sont 7 couleurs plus ou moins nettes. Un détecteur plus précis y verrait une infinité de couleurs, ou plutôt une infinité de longueurs d’ondes différentes. De la même manière, l’exercice quotidien avec les patients présentant des troubles dépressifs est fait d’une infinité d’éléments : un ton de voix, un mot à la place d’un autre, le délai entre deux rencontres...
J’ai trouvé pratique de décrire ces sept modèles qui ont influencé mon travail en respectant autant que possible leur chronologie. Les césures n’ont pas été aussi nettes dans la réalité et beaucoup de couleurs sont des compositions de plusieurs autres, le passage du bleu au jaune se fait par une infinité de verts.
Violet : les ressources de Milton H. Erickson
Au-delà de l’hypnose, l’enseignement le plus radical transmis par Erickson est que les patients ont des ressources et qu’il convient de les activer et de les aider à les utiliser pour qu’ils s’engagent dans un processus de changement. En revenant à mon service de psychiatrie, ce concept de ressources me paraissait beaucoup plus flou, sinon même « carrément fumeux ». Les patients sont passifs, épuisés, angoissés, tristes et n’attendent qu’une chose : leur dose de produits. De quelles ressources peut bien parler Erickson ?
Les siennes, peut-être. Il est sûr qu’il lui en a fallu toute sa vie pour surmonter handicaps de naissance et maladies invalidantes. Pour survivre à deux épisodes qui auraient dû avoir raison de lui. Pour travailler comme thérapeute et enseignant jusqu’à ses derniers jours. Bien sûr, ce parcours force le respect mais un homme exceptionnel ne fait pas que les autres le soient. Pourtant il soigne au quotidien des hommes et des femmes souffrant des mêmes troubles que mes patients et de nombreux observateurs racontent des guérisons étonnantes.
Pour Erickson, ces évolutions sont normales, naturelles, puisque nous avons tous en nous un immense magasin de ressources et de solutions dans lequel nous pouvons puiser pour évoluer et changer. Ce sont les ressources du patient et non pas celles du thérapeute qui sont essentielles, d’autant plus que les antidépresseurs ne sont prescrits de manière habituelle que dans les années 1970 lorsque Erickson a 70 ans ! Il a appris à faire sans pendant des dizaines d’années.
Le problème est que ces ressources sont peu actives chez la personne souffrante alors qu’elles lui seraient si nécessaires. C’est ici que l’hypnose est fondamentale.
L’hypnose est une chose simple, d’ailleurs la transe est naturelle et tout le monde peut en faire l’expérience. « Il suffit » de permettre au patient de se focaliser sur une expérience agréable, un lieu confortable ou un lieu sûr, de l’aider à fixer son attention sur cette expérience pendant un certain temps, et il va accéder consciemment et inconsciemment à des ressources oubliées ou à de nouvelles ressources.
Sur le plan technique, le thérapeute doit utiliser des mots choisis et surtout modifier sa voix pour qu’elle devienne plus lente, avec des pauses, l’idéal étant de copier le rythme respiratoire du patient pour se synchroniser avec lui. Ceci suppose que le thérapeute devienne un expert dans l’observation de son patient pour repérer sa manière de parler, ses mots, ses gestes, et aussi ses valeurs, ses expériences, les personnages majeurs de sa vie, ses réactions ici et maintenant dans la séance, avant ou pendant la transe.
Chaque information que le patient apporte est importante et peut devenir essentielle. D’où l’adage prêté à Erickson : pour être un bon thérapeute il faut savoir faire trois choses : observer, observer et observer... Observer tout ce qu’apporte le patient, ses douleurs et ses peurs, bien sûr, mais aussi ses compétences et ses expériences, son énergie et sa motivation, son courage et ses soutiens, tout ce qu’il ne voit plus dans cette phase de sa vie.
Après l’observation vient l’utilisation soigneuse et respectueuse de toutes ces informations qui font partie de l’univers intime du patient. C’est au thérapeute de s’adapter au patient, de devenir suffisamment souple pour devenir quelqu’un qui lui ressemble, une sorte de miroir qui lui renvoie tout ce qui peut lui être utile. C’est pendant la transe partagée que cet accordage est le meilleur : lorsque le thérapeute parvient à se synchroniser presque parfaitement avec le patient quel qu’il soit.
Les bases sont si simples qu’il serait curieux que cela suffise. Et pourtant, en appliquant ces quelques outils, une moitié de mes patients peut évoluer favorablement sans recours aux psychotropes, c’est-à-dire sans avoir besoin d’introduire dans leur système une substance étrangère. Ce sont quand même les sujets qui souffrent des dépressions les plus accessibles.
Erickson, hypnose et ressources vont ensemble. Cependant, manque au moins une dimension fondamentale : la métaphore. Erickson racontait des histoires pendant les transes, hors des transes, dans ses enseignements et à tous ceux qu’il rencontrait. Depuis l’anecdote d’un autre patient, une scène qu’il avait observée dans la vie courante, un conte ancestral ou une histoire inventée pour ce patient, ce jour-là.
Chaque histoire devient une métaphore, un autre lieu et un autre temps où il focalise son attention. Surtout si le thérapeute passe en mode « hypnose », c’est-à-dire change sa voix, le rythme et introduit des éléments qui appartiennent au vécu du patient. J’étais très inquiet lorsque j’ai osé inviter un patient à fermer ses yeux, à laisser sa respiration trouver le meilleur rythme, pendant que je lui racontais l’histoire d’un chevalier du Moyen Age, ses difficultés et les solutions.
Il a écouté cette histoire pour enfants, immobile comme son bras en catalepsie, il s’est orienté de nouveau dans la pièce, il est resté pensif quelques instants sans demander d’explications. Quand je l’ai revu, quelques jours plus tard, il avait décidé de rencontrer son grand-père qu’il n’avait pas vu depuis l’âge de 5 ans suite à des querelles familiales...
Les métaphores nous font quitter la logique linéaire, rationnelle que notre formation a su forger en nous, pour évoluer dans le monde mystérieux et imprévisible de l’imaginaire (qu’Erickson appelle plutôt inconscient), un monde illimité et hors du temps réel dans lequel nous puisons au quotidien des idées nouvelles ou des rêves qui orientent notre futur.