Erickson ne vient pas seul dans cette première formation. Il est accompagné de Gregory Bateson, anthropologue, scientifique touche-à-tout et philosophe, qui dirige une recherche dans les années 1950 sur la communication du schizophrène. C’est le début d’une histoire reliée au Mental Research Institute de Palo Alto qui se focalise sur l’importance des interactions entre individus pour le meilleur et pour le pire.
C’est le moment où la notion de système est construite. Elle sera diffusée en particulier par Joël de Rosnay dans « Le Macroscope » et nous est transmise par Jacques-Antoine Malarewicz déjà formé à la thérapie familiale en Italie.
Les systèmes sont de toutes sortes : un ensemble d’éléments en interaction reliés par un même objectif et évolutifs dans le temps. Celui qui nous intéresse le plus est le système familial qui entoure chacun de nous, qui peut nous aider face aux difficultés, devenant alors une ressource externe majeure, mais aussi capable de générer des difficultés pour ses membres où de résister à l’évolution de l’un d’entre eux.
Avec le système, c’est la famille qui s’invite dans la thérapie à côté de l’hypnose qui mobilise les ressources internes. Chacun se construit dans sa famille, dans les relations permanentes avec les parents, les grands-parents, les frères et sœurs, et au-delà... Chacun de ces liens peut être favorable à notre évolution ou devenir une limitation, chacun peut être favorable à une époque et un handicap à une autre. La famille est un système vivant qui se modifie et se transforme en permanence. Comme tout organisme vivant, sa première mission est la survie.
Elle le fait grâce à deux grands principes. Le premier est l’homéostasie, un ensemble de règles et de valeurs que chacun doit respecter. L’homéostasie l’emporte sur tout autre considération quand le système se sent menacé : départ d’un enfant, décès, arrivée d’un nouveau membre, changement d’attitude d’un enfant lors de l’adolescence...
Dans chacune de ces situations, le système peut se fermer, se rigidifier et résister au changement, même si ce changement est nécessaire à l’évolution d’un de ses membres. Dans ces circonstances, le membre en question va envoyer des signes de souffrance comme la colère, la résignation ou la dépression. L’homéostasie va aussi jouer un rôle protecteur face à un décès, une maladie, un problème financier. Et nous verrons alors l’ensemble des membres de cette famille réunir leurs compétences pour faire face à la difficulté. L’homéostasie assure la protection à court terme.
Le deuxième grand principe est la tendance à la croissance, la tendance à grandir. Pour accueillir de nouveaux individus, enfants, brus et gendres, de nouvelles idées. La croissance permet de se projeter sur le long terme, au-delà des générations.
Ces deux principes sont un peu comme le frein et l’accélérateur de votre voiture : chacun est essentiel et ils se complètent pour arriver à bon port.
Si le nec plus ultra de la thérapie systémique est la thérapie familiale qui réunit tous les membres dans un processus thérapeutique sur plusieurs séances et plusieurs mois, la base est l’entretien systémique dans lequel au moins deux individus rencontrent ensemble le thérapeute.
Cet entretien, souvent facile à instaurer, répond à des règles techniques spécifiques, comme la circularisation de l’information, l’alliance avec chacun, le respect des différences... Il permet d’abord et surtout à des individus bloqués par leurs interactions de modifier leurs positions après avoir vérifié que chacun respecte la valeur de l’autre.
Ce modèle apporte un souffle puissant dans les thérapies de patients dépressifs. A la fois pour soutenir efficacement le patient en souffrance, en intégrant les bons messages, en allant tous dans le même sens, pour renforcer des liens distendus ou pour assouplir des liens trop serrés. En quelque sorte pour favoriser la dissociation, ou au contraire, une association naturelle qui était défaillante.
Comme pour Paul, 22 ans, dont douze années de souffrance, de thérapies et d’antidépresseurs. Il s’isole beaucoup et peut exploser dans des accès de fureur avec ses parents. Des parents qui voudraient qu’il vienne me voir pour des séances d’hypnose. Lui ne veut plus rien. C’est seulement après une année supplémentaire de marasme et une nouvelle séquence de destruction qu’il accepte de me voir.
Son objectif est de pouvoir prendre le train pour aller voir un cousin. Il fait rapidement des progrès mais se ferme de nouveau lorsque je suggère une rencontre avec ses parents. Il peut accepter que je rencontre sa mère mais son père est décrit comme une brute violente avec qui il n’a aucune relation depuis qu’il est enfant. La mère confirme mais précise qu’aujourd’hui le père a beaucoup évolué et est disposé à aider son fils.
Lorsqu’il autorise son père à venir dans un entretien, sa colère s’effondre devant son père qui pleure sa détresse. C’est comme une barrière infranchissable qui tombe. Ils décident de prendre le risque d’aller voir une exposition qui les intéresse tous les deux. Trois semaines plus tard, Paul annule son rendez-vous : il a accepté une invitation au Portugal, dans la famille de son père.
Miracle ? Oui pour eux.
Pour moi, surtout une énième confirmation de la puissance du système familial pour le pire et l’intérêt majeur de ces rencontres capables de faire émerger le meilleur.
Bleu : le temps du changement, c’est maintenant
Les années difficiles commencent après quatre ou cinq années d’exercice. Je rencontre de nombreux patients souffrant de dépressions très chroniques, parfois très anciennes, et parmi les patients qui évoluent peu ou pas du tout, nombreux appartiennent à cette catégorie de dépression chronique sévère. Peu à peu ces patients embellissent mes consultations pendant que nous attendons encore une hypothétique évolution.
La thérapie active et dynamique devient bien vite thérapie de soutien. Il faudra une formation à la thérapie brève dispensée par l’institut Bateson de Liège pour que j’applique rigoureusement ces principes que j’avais pourtant déjà appris. Poser un cadre temporel précis et s’y tenir, définir un objectif le plus petit possible et s’y tenir, mettre le patient en position active par des prescriptions et tâches, dont la prescription de symptôme est le plus beau fleuron, mais aussi le plus difficile à « vendre » au patient.
C’est pour ces patients dits chroniques que ces principes sont les plus utiles. Ils ont une grande expérience de l’échec et savent la transmettre au thérapeute, ils sont figés dans leur dynamique temporelle, disposent de très peu d’énergie de changement et une créativité proche du néant.
Le cadre temporel doit être précis et rigoureux. De dix séances au début, je suis progressivement passé à cinq puis à trois.
Trois séances pour prouver que le système thérapeutique que nous avons créé est efficace et permet d’atteindre le plus petit changement possible. Négocier avec un patient qui veut reprendre son travail après cinq années de dépression continue, jusqu’à ce qu’il convienne que sortir dans son jardin pendant une heure pour voir ses fleurs est déjà un succès puisqu’il n’est plus sorti depuis des mois.
Trois séances pour réussir à réactiver un système complètement bloqué et rigidifié. S’il est bien choisi, ce plus petit changement possible a de bonnes chances d’être atteint et permet au patient, comme au thérapeute, de signer un premier succès. Celui-ci pourra alors ouvrir à un autre contrat avec un autre objectif, lui aussi très limité, mais soutenu maintenant par une nouvelle motivation et une nouvelle dynamique du patient.
Si les ressources et les motivations de ces patients sont limitées, elles sont pourtant présentes et vivantes, en particulier lors de la demande de rendez-vous. C’est le meilleur moment pour commencer la thérapie ici et maintenant. Cette petite flamme permettra de respecter les premières prescriptions. Elle autorisera aussi le thérapeute à surprendre, voire provoquer, à déstabiliser ce patient qui se maintient depuis si longtemps dans un équilibre douloureux. C’est ici que toute la créativité du thérapeute peut s’exprimer comme le faisait Erickson.
Lucie a 26 ans. Elle ne travaille plus depuis sa tentative de suicide il y a deux ans. Elle n’arrive plus à sortir, à voir ses amies. Ses parents lui font des courses alimentaires toutes les semaines et l’accompagnent de leur mieux. Elle passe ses journées assise sur un coussin à regarder la télévision, elle zappe sans vraiment regarder, dit-elle, à cause des médicaments qui l’abrutissent.
L’objectif décidé est qu’elle recommence à lire des revues féminines. Un premier miracle ? Appeler son amie anglaise avec qui elle a fait ses études. Elle y pense chaque jour mais n’a pas le courage. Je lui prescris de continuer soigneusement à regarder la télévision toute la journée, mais elle doit lancer un dé chaque matin. Le chiffre du dé sera celui de la chaîne pour toute la journée.
Elle pense que ça ne changera rien, en tout cas ce ne sera pas pire. Erreur, elle doit suivre toutes les émissions, les infos, les pubs à en vomir. Mais elle tient jusqu’à un matin où dès son réveil elle appelle son amie anglaise. Elle a atteint son objectif dès la deuxième semaine. Le plus dur était fait, sortir de son ornière.