Anamnèse, symptomatologie et intervention
Cette femme, B., âgée de 35 ans, psychologue uruguayenne, suivit avec moi à Montevideo un cours sur le débriefing psychologique. Elle se différenciait du reste du groupe par une attention souvent variable et un regard fuyant ou dissociatif. De plus, elle avait évoqué à plusieurs reprises différentes phobies : oiseaux, plumes, places spécifiques.
Au moment où je proposai, comme promis au commencement du cours, une démonstration de la technique en entier, B. se leva et vint se présenter. Une fois assise, je lui demandai de quoi il s’agissait. Immédiatement son regard se fit dissociatif et d’une voix atone, elle me dit : « Accouchement d’un enfant mort sept ans auparavant. » Je savais qu’entre-temps, elle avait accouché de deux filles en bonne santé, âgées alors de 5 et 3 ans.
Je n’entrerai pas ici dans la technique précise du débriefing comme je l’enseigne et la pratique, mais j’en résumerai le processus.
Dans les faits, il s’avéra que B. avait porté une grossesse désirée presque jusqu’à terme. Le vendredi soir, au travail, la dernière chose dont elle se souvenait était d’avoir mangé un morceau de chocolat et senti bouger le bébé. Le lendemain, l’enfant ne bougeait plus. B. accoucha alors d’un enfant mort-né qu’elle ne voulut pas voir, et qui fut transporté au service de médecine légale situé dans la capitale. Après l’autopsie, le corps fut éliminé sans service funèbre ni enterrement. B. n’avait plus reparlé de cet épisode avec personne.
Pourtant elle avait été accompagnée par ses parents et son mari pendant tout le processus. Quand je lui demandai le sexe de l’enfant, B. finit par me répondre que c’était une fille. Mais elle refusa de me dire le prénom. Pourtant j’insistai, afin qu’elle puisse le prononcer pour la première fois : « Sonia ». Durant toute la démarche, j’avais dû insister pour qu’elle me regarde, et l’empêcher ainsi de fuir dans la dissociation.
Durant la phase émotionnelle (élaboration du ressenti à travers le corps, identification de la valeur lésée), B. évoqua sa haine à l’égard des médecins, quoiqu’elle fut consciente que ce n’était pas de leur faute. Tandis qu’elle continuait à parler de ce qui s’était passé et de ce qu’elle avait éprouvé, il m’apparut qu’il y manquait la tristesse, et j’évoquai celle-ci aussitôt. Son regard, auparavant fuyant, se posa sur moi, et très tranquillement elle commença à parler de l’enfant et de la solitude vécue lors de l’accouchement. L’émotion élaborée fut nommée « solitude triste » et la valeur fut l’appartenance.
Planter un jasmin rose dans son jardin (je me souvins des violettes d’Erickson) fut le rituel convenu, ainsi que la discussion avec son mari et ses parents. Je supposai que cela conduirait également à la discussion avec ses deux filles.
Après le processus, je découvris en B. une femme au regard calmement posé sur moi, associé. Pour pouvoir moi-même répondre aux questions des observateurs sans la gêner, je l’invitai à aller se promener un moment en compagnie d’une autre participante. Elles revinrent toutes contentes. L’accompagnante me raconta qu’en sortant, B. exprima son envie de chocolat ; les quelques pesos qu’elles avaient sur elles suffisaient pour acheter une petite tablette et la partager. B. réalisa qu’elle n’avait plus remangé de chocolat depuis le fameux vendredi soir où elle avait encore senti bouger l’enfant.
Une année plus tard, B. vint me voir lors d’un congrès à Buenos Aires pour me remercier ; elle avait planté le jasmin, perdu toutes ses phobies et parlé avec son mari de leur première enfant. Elle en avait aussi discuté avec ses deux filles. Sa joie avait été à son comble quand elle avait entendu peu auparavant sa fille aînée répondre à quelqu’un qu’ « elles étaient deux filles à la maison, mais qu’au fond elles étaient trois, car elles avaient une sœur, Sonia, qui était morte juste avant la naissance ».
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