Paris, 1984 : le livre de Jay Haley Un Thérapeute hors du commun, Milton H. Erickson paraît pour la première fois en France. Jean Godin, Jacques-Antoine Malarewicz et Alain Cayrol organisent les premières formations à l’hypnose éricksonienne en France.
Très vite, je suis intrigué car ce que j’y apprends est passionnant, mais ne reflète pas la pratique d’Erickson telle que Haley la décrit. On nous enseigne que l’hypnose est permissive. Non directive, elle permet de lâcher prise, et ainsi de laisser faire l’inconscient qui peut alors déployer toute sa créativité. Au contraire, chez Haley, Erickson apparaît comme un stratège, certes plein d’humour, mais directif et autoritaire, maniant sans cesse de l’hypnose profonde.
Un jour, je fais part de mes interrogations à Jean Godin. Il est formel. Il m’affirme que nous savons désormais qu’en thérapie, nous n’avons pas besoin de transes profondes; celles-ci sont des phénomènes qualitativement différents de l’hypnose et obtenus par des manipulations non éthiques; on ne doit même pas se préoccuper de savoir si la transe est profonde ou pas; le fait de se poser la question trahit un fantasme de toute-puissance; c’est en cela que réside l’apport le plus important d’Erickson, ce qu’ont bien montré les travaux d’Ernest Rossi.
Des relaxations, un peu de rêve éveillé, quelques suggestions indirectes et métaphores, et cela devrait suffire, car voilà l’hypnose moderne. Fermez le ban !
CHERBOURG, 1988.
Un jour, Nadine, 35 ans, que je viens d’hypnotiser, se lève de son fauteuil, yeux grands ouverts. Je pense avoir raté l’induction. Elle a l’air complètement éveillée. Elle va vers le mur du fond de mon bureau et entreprend la récitation de l’axiome de Thalès. Avec une craie hallucinée, elle écrit la leçon sur le tableau halluciné et répond aux questions de son professeur de collège halluciné. Quand elle a fini, la cloche sonne. Elle va vers la fenêtre, y lit le menu du déjeuner et part pour la cantine. Quand elle sort de sa transe, elle est amnésique.
Sans les avoir cherchés, j’avais enfin rencontré les phénomènes que, d’après Haley, Erickson maniait sans cesse, mais je ne savais qu’en faire car je n’y avais pas été préparé. Ce n’était pas le dialogue d’autrefois avec Jean Godin qui pouvait m’aider. Ce n’était pas non plus tous les séminaires de spécialistes américains auxquels j’avais participé depuis : ils répétaient tous, peu ou prou, le même refrain que Godin.
Il fallait d’urgence que je trouve des cartes1 pour m’orienter dans ce monde entièrement nouveau et fascinant. Visiblement, celles que m’avaient données mes formateurs éricksoniens n’étaient pas suffisantes : de simples croquis, à peine ébauchés, de la Terra hypnosia, laquelle se dévoilait brusquement comme un vaste continent à découvrir. Les îles de cette terre, Créativité, Intuition, Ressources et Changement, étaient bien plus riches que ce qu’on m’en avait dit. Mes formateurs s’y étaient-ils seulement rendus ? Sinon, comment expliquer l’indigence de leurs cartes ?
J’ai alors dévoré tout ce que j’ai pu d’Erickson. Je me suis plongé dans ses vieilles cartes, depuis les années 30 jusqu’à sa mort en 1980. Tout y était décrit en détails de la Terra hypnosia. Il l’avait explorée à fond. L’évidence me sautait aux yeux que très peu de monde les avait consultées. Elles sont pourtant tellement précieuses.
ERNEST ROSSI
J’ai mieux compris l’affirmation déconcertante de Godin. Il avait été leurré par Ernest Rossi dont les idées le séduisaient bien plus que celles d’Erickson. Nous devons à Rossi d’avoir dressé l’inventaire des moyens de communication indirecte d’Erickson. Mais Rossi a commis un péché, celui d’avoir tenté de faire coller Erickson à ses idées à lui, et ensuite de nous faire croire que cet Erickson revisité par lui était le véritable.
Rossi est un psychanalyste jungien. Nécessairement donc, l’inconscient est puissant, quasi-divin, symbolique et créatif. Tout au long de milliers de pages, on le voit essayer de le faire dire à Erickson. Surtout, de par sa personnalité, Rossi a une peur panique de l’autorité, a fortiori de tout ce qui traduirait une possible manipulation: alors, il tremble et il en arrive à tordre l’évidence. Dans les stratagèmes les plus tordus d’Erickson, il discerne une immense permissivité libératrice. Là, il faut être fort ! Erickson le laisse dire en souriant gentiment. Ainsi, il rassure Rossi. Il le tranquillise.
Depuis 1984, grâce aux premiers semis de Jean Godin, l’hypnose a bien diffusé en France et les formations se sont multipliées, et ce sont donc, souvent, plus les idées de Rossi qui sont enseignées que celles d’Erickson.
LOS ANGELES, 1994
La première découverte que j’ai faite à la lecture d’Erickson est qu’il n’était pas un éricksonien moderne. Le plus souvent, il ne faisait pas d’hypnose légèremoyenne, tout ce qui est décrit de nos jours comme hypnose éricksonienne, mais de l’hypnose profonde. Celle-ci occupe l’écrasante majorité de ses publications parce qu’elle occupait l’écrasante majorité de sa pratique. Il a introduit la brièveté en thérapie grâce aux transes profondes, parce que celles-ci provoquent un réaménagement inconscient rapide et durable. Quand l’esprit inconscient peut fonctionner librement, sans interférence de l’esprit conscient - ce qui est la définition de l’hypnose profonde -, toute sa Créativité se déploie enfin, les Ressources qui y sont stockées s’expriment facilement, des Intuitions surviennent agréablement et le Changement se fait sans effort.
A Los Angeles, au Congrès éricksonien international de 1994, j’ai présenté la compréhension nouvelle du métier d’hypnotiste que cette découverte m’avait donnée. A la fin du cours, Mme Erickson est venu me trouver, a pointé son doigt sur moi, puis après un court silence intimidant, m’a dit avec un grand sourire : « You’ve got it ! ». Elle m’a confirmé que tel était bien le travail de son mari : toujours plus d’hypnose profonde pour des thérapies rendues ainsi toujours plus brèves, autant que possible.
« JE LE VEUX. FAITES-LE. »
Une deuxième découverte que j’ai faite dans les veilles cartes d’Erickson, c’est qu’il utilisait autant de suggestions directes qu’indirectes. Il ne se servait des indirectes que s’il rencontrait de la résistance. Celle-ci n’est pas une fatalité. Beaucoup de patients coopèrent facilement dès qu’ils se sentent compris par leur thérapeute, ce qui permet à celuici d’être direct. Erickson ne compliquait pas inutilement sa pratique. Il cherchait la simplicité.
Trop souvent, les éricksoniens modernes sont indirects sans raison. En fait, ils ont peur de leur influence, peur d’être efficaces par trois mots qui sortiraient de leur bouche. Alors ils contorsionnent leur discours là où ce n’est pas la peine. Ils se cachent derrière des « peut-être que, vous pouvez peut-être, il est possible que ceci ou cela ou cela, je ne sais pas si ou si. »
Ils seraient effrayés de dire : « Maintenant, arrêtez cette poussée de rectocolite. Arrêtez de saigner. Dégonflez la muqueuse de votre intestin. Détendez les muscles de vos intestins, et faites des jolis petits caillots partout là où il faut. » Le patient à qui j’ai donné ces suggestions était dans un tel état de souffrance que la colectomie était envisagée. Trois séances de cette hypnose directe ont eu raison de la rectocolite, laquelle ne s’est plus manifestée depuis 15 ans.
Bien des éricksoniens modernes auraient du mal à pratiquer l’induction directe suivante, souvent lue chez le Maître, que j’aime utiliser de plus en plus : « Maintenant, je veux que vous entriez dans une transe très profonde, tellement profonde que vous laissez votre corps dans la chaise et vous flottez loin, flottez loin dans le temps, loin dans l’espace. Faitesle. » En un clin d’oeil, vous récoltez une transe profonde et de multiples phénomènes hypnotiques, parce que vous avez dit « Je veux » et qu’ainsi, avec quelques impératifs, vous n’avez laissé aucun doute sur vos intentions au sujet. C’est très agréable de dire : « Je veux ». Je veux. Aucun doute. Sécurité pour le sujet : il se sent épaulé, fortement. Un jour, une de ses filles demande à Erickson : « Mais, Papa, comme cela se fait-il que tes patients fassent toutes les choses dingues que tu leur demandes ? » Papa répond : « Because they know I mean it. ». « Parce qu’ils savent que c’est vraiment ce que je veux dire. »