Mettre le bazar dans le système : voilà la besogne du thérapeute. Il s’agit de mettre le bazar dans le système névrotique du patient, qui est comme un jeu de quilles trop bien rangées. Regardez une anorectique, une boulimique, un patient unipolaire, une famille dysfonctionnelle. Les symptômes sont bien rangés, les rôles très bien distribués : ils sont à peu près prévisibles. Quel plaisir alors de balancer une bonne grosse boule qui renversera le maximum de ces quilles !
Il s’agit de mettre le bazar dans le système névrotique du patient, mais pas seulement. Il s’agit de mettre ce bazar dans tout le système, c’est-à-dire aussi dans celui du thérapeute. C’est même plus important, puisque si le bazar est mis des deux côtés, alors l’interaction entre les deux aura des chances d’être enfin vivante et que c’est à cela que le thérapeute doit tendre : c’est son métier. En effet, quand le thérapeute a la tête claire, il raisonne, il classe, il fige.
Erickson disait que le meilleur médicament en psychiatrie, c’était le whisky ; un verre de whisky pour le thérapeute avant de recevoir un patient qui l’angoisse trop. Evidemment, le conseil ne s’adresse pas à tout le monde, et c’est peut-être même un conseil angoissant s’il est pris avec sérieux. Ce qui est vrai, c’est qu’à trop raisonner et vouloir classer, on s’angoisse et en s’angoissant, on devient encore plus raisonneur, donc encore plus angoissé. Ce qui était vrai pour le patient l’est pour le thérapeute.
Une excellente solution pour se débarrasser une fois pour toutes de la psychologie théorique, c’est de lire Lacan, qui en est la forme la plus élaborée. Vous avez deux manières de lire Lacan. La première, c’est de le lire attentivement et de chercher à tout comprendre, mot par mot, phrase par phrase. Au bout d’une demi-page, vous entrez dans une douce confusion ; une page plus loin, vous êtes en transe légère ; une de plus en transe profonde. Continuez la lecture, vous en sortirez avec une amnésie totale. Seuls certains mots glanés ici ou là reviendront à votre conscience dans votre journée de consultation, comme des flash back miraculeux. Ces mots auront agi comme des suggestions post hypnotiques.
La seconde manière de lire Lacan est encore plus psychanalytique. Lisez-le d’emblée avec l’attention flottante, comme si vous étiez sur un divan. Les « mathèmes, forclusion du Nom du Père » et autres « objets a » danseront délicatement devant vos yeux ; là aussi, votre transe s’approfondira et tout cela n’aura bientôt plus aucune importance. En sortant de la lecture, vous vous sentirez dispos, prêt à consulter.
Lacan est le seul auteur un peu compliqué qui fasse cet effet-là. Hegel, lui, donnerait plutôt la migraine. Lacan est un maître pour aider le thérapeute à abandonner la psychologie. Lacan est un maître en hypnose. Il est vraiment dommage que le monde ne nous l’envie pas, le Paraguay mis à part.
Mais la meilleure manière, la plus confortable, la plus simple, de ne plus faire de psychologie théorique, c’est de ne plus en faire. Appuyé sur ce que j’ai dit plus haut, le thérapeute avisé voit dans ces théories des belles histoires, des métaphores : rien de plus mais ce n’est déjà pas si mal. Il fait entièrement confiance à l’expérience vécue du patient. Suivant ce qu’Erickson nous a appris, il accepte celle-ci et l’utilise. Il s’oublie, n’attend plus rien de spécifique ni du patient ni de lui-même. Il est devenu humble, essayant simplement d’être assez poli pour que le patient accepte de le laisser entrer dans son monde.