A la gourmandise, perçue comme un excès, s’oppose donc la tempérance, vertu centrale dans la Grèce antique. Dans son Ethique à Nicomaque, Aristote oppose clairement l’excès relativement à la nourriture, à la vertu de la tempérance (4).
De plus, il rapproche cet excès des plaisirs de l’amour. Selon lui, il existe des plaisirs de l’âme d’un côté, et des plaisirs du corps de l’autre. Or, on ne parle pas de tempérance ni d’intempérance relativement à tous les plaisirs, mais seulement par rapport à ceux du corps. C’est une différence avec Epicure, pour lequel il n’y a que des plaisirs de l’âme.
Cependant, la conception de l’âme chez Epicure s’inscrit dans la philosophie atomiste antique, pour laquelle l’âme est un composé d’atome, c’est-à-dire d’éléments matériels. L’étude de l’âme est donc une branche de la physique, comme pour Aristote. Mais chez ce dernier, on ne trouve pas la notion d’atome, et on retrouve l’idée de vie : l’âme est ce qui anime (anima en latin), ce qui fait l’essence (la forme) du corps (la matière), sans laquelle le corps n’est rien.
Il ne s’agit donc pas de considérer les plaisirs de l’âme chez Epicure de la même manière que ceux chez Aristote, puisque ce que l’un et l’autre entend par « âme » n’a pas le même sens, et ce d’autant moins qu’existe chez ce dernier la notion d’âme intellective, séparée du corps, et que d’aucuns ont interprété comme la marque du divin en l’humain.
Contrairement à Platon, Aristote ne part pas du concept des choses, il ne cherche pas l’idée de celles-ci dans leur essence ; il part de l’expérience, de ce qui s’observe habituellement. Et il s’observe que ceux qui s’adonnent aux plaisirs de l’âme ne sont dits ni tempérants ni intempérants. Ces qualificatifs sont réservés aux plaisirs du corps.
Mais pas à tous. Les plaisirs corporels passent par les sens : vue, ouïe, odorat, goût, toucher. Or, les plaisirs de la vue, de l’ouïe ou de l’odorat ne sont dits ni tempérants ni intempérants, comme le plaisir de voir des couleurs, d’écouter de la musique ou de sentir des roses. Certes, ces sens peuvent donner lieu à des excès ou des défauts, mais qui ne s’appellent pas intempérance. Et s’ils donnent lieu à des vertus, ce n’est pas à celle de la tempérance.
Ainsi que le dit Thomas d’Aquin dans son commentaire d’Aristote, les vices qui peuvent se rapporter à ces trois sens manquent de véhémence pour relever de l’intempérance. Certes, Aristote introduit la notion d’intempérance alors qu’il évoque l’odorat. Cependant, ce n’est pas dans le plaisir des odeurs pour elles-mêmes qu’il peut être question d’intempérance, mais seulement par dérivation de l’odorat vers le goût ou le toucher.
Ainsi, se délecter de respirer le fumet des plats, tout comme celui de respirer les parfums de toilette, est le fait des intempérants en ce que ce qu’ils sentent leur évoque l’objet de leur désir, qui n’est pas l’odeur en tant que telle, mais autre chose qu’elle leur rappelle. Plus précisément, il s’agit de leur désir de manger et de leur désir sexuel, qui se rapportent aux sens du goût et du toucher.
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