LA SOLITUDE SUBIE OU RECHERCHÉE, UN SENTIMENT AMBIVALENT
Dans un monde d’hyper-communication, nous découvrons que la communication digitale ne peut remplacer le contact direct. Entrer en contact par le regard avec un autre (également appelé le « gazing ») est le phénomène communicationnel le plus impactant d’un point de vue émotionnel. Or, une étude récente du CTS révèle que cette action (« gazing ») est quasiment absente d’une communication digitale. Le confinement et l’expérience de la solitude forcée ont été un véritable laboratoire d’étude du sentiment même de solitude. Comment expliquer qu’après ce confinement forcé, la plupart d’entre nous ont constaté une difficulté à entrer en relation, ou au contraire un excès dans la recherche de l’intimité ?
La solitude présente en soi une ambivalence qui rend difficile une façon objective de l’aborder. Etre seul ce n’est pas se sentir seul ; tout comme être entouré n’atténue pas nécessairement le sentiment de solitude. Il s’agit là de la perception de la solitude. Et puis, il y différents types de solitudes. Toutes les traditions philosophiques occidentales et orientales, spirituelles ou religieuses, invitent à la recherche d’un certain type d’isolement. Il existerait donc une solitude positive, une voie vers l’amélioration personnelle présente en Orient, par exemple chez les swami des traditions brahmaniques qui s’isolent dans les grottes parfois pendant des décennies et cherchent à atteindre une élévation spirituelle en s’isolant de toute relation. Ce chemin est également celui des moines bouddhistes isolés dans des temples reculés. L’élévation spirituelle passerait-elle par cet isolement nécessaire où certains vont entrer en contact avec l’univers, avec la nature, avec un indescriptible religieux ? Cela ne saurait être pour autant, ce que nous appelons solitude. On évoquera plutôt un état modifié de conscience. Et là est toute la différence dans l’approche de la solitude : la solitude recherchée n’est évidemment pas de même nature que la solitude subie.
Nous attribuons à la solitude recherchée une valeur positive. Pour autant, celui qui recherche la solitude pour s’élever peut se heurter à une souffrance terrible. Et, paradoxalement, celui qui subit la solitude par les événements de la vie peut découvrir des états élevés de conscience dans cette solitude. La solitude du mystique ou du philosophe peut devenir insupportable et faire ressentir le besoin de contact. Alors que la solitude qui submerge celui qui traverse un deuil peut amener la personne à découvrir des champs inattendus. La langue anglaise distingue avec subtilité ces deux formes de solitude, visitées par Lord Byron dans son célèbre poème Solitude opposant celui qui dialogue avec la nature et qui n’est jamais seul, à la solitude ressentie au milieu de la foule, de la hâte et du choc des hommes : « This is to be alone; this, this is solitude ! ».
Cette perception de la solitude nous amène à l’un des aspects fondamentaux de l’approche stratégique : la dynamique circulaire de feedback, qui va au-delà de la dynamique traditionnelle causale linéaire. A ce stade de la réflexion, on note que :
1. la solitude est un phénomène ambivalent et ambigu, profondément subjectif, qui ne se plie à aucune forme d’objectivité ;
2. le thérapeute doit questionner le fait de « se sentir seul » et non pas d’« être seul ». Cet aspect peut apparaître banal mais il dessine une différence fondamentale dans l’approche thérapeutique des maux liés à la solitude.
Le thérapeute qui définirait la solitude comme un évitement social conseillerait d’activer des contacts interpersonnels. Au contraire, celui qui verrait le phénomène de la solitude comme le fait de se sentir seul comprendrait qu’on peut se sentir seul tout en étant entouré. N’est-ce pas la solitude des héros, celle d’Ulysse ou d’Alexandre ? On peut alors se questionner sur les conséquences psychologiques de cette différence de position entre celui qui aime et celui qui est aimé. Serait-il plus avantageux d’aimer que d’être aimé ? Celui qui aime vit de façon intense le contact avec l’autre. Alors que celui qui est aimé peut rencontrer une difficulté pour établir un lien d’amour en retour et se sentir désespérément seul. La littérature regorge de personnages pris dans le tourbillon de relations passionnelles et assaillis par ce profond sentiment de solitude. Considérer la solitude dans son ressenti le plus subjectif permet de différencier une solitude subie d’une solitude choisie. Nombreux sont les pans de la philosophie ou de la phénoménologie française, de Maurice Merleau- Ponty (1945) à l’Existentialisme de Jean-Paul Sartre (1946), qui ont étudié la solitude. Mais dirigeons-nous vers une approche constructiviste radicale. Dans L’invention de la réalité, Paul Watzlawick (1996) rappelle que la réalité vécue est fonction des perceptions senties et vécues par l’individu, et de ses réactions dans une voie pythagoricienne où chacun est le créateur de son propre destin. Dans une lecture encore plus paradoxale, Albert Camus (2000, p. 813) rappelle l’impossibilité d’être complètement seul. La solitude objective réelle ne peut exister et cela nous permet d’aller au-delà de l’ambiguïté du terme et de l’envisager dans une perception autre qu’être seul. Et ce phénomène devient parfois inévitable dans la douleur, où tout comme dans une joie extrême, on est seul. La sensation d’être seul est l’ombre qui nous accompagne dans l’existence. Nous pouvons partager avec les autres des sensations, mais la perception reste individuelle. Et la même chose perçue par des personnes différentes demeure différente. Comme l’écrivait Tolstoï, la souffrance est égale pour tout le monde mais chacun la vit à sa façon. Il en est de même pour tous les ressentis. L’homme est désespérément seul dans son expérience du monde. Celui qui nourrirait l’illusion d’un partage radical finirait désespérément seul. Devant ce constat, seule l’acceptation de la solitude permet d’accéder à un contexte plus juste avec l’autre, écartant tout espoir que l’autre ressente exactement ce que je ressens. Considérer, dans une voie tout à fait existentialiste, que la perception est spécifique à chacun et que l’autre ne pourra jamais connaître la même chose, réduit ainsi le piège des attentes. Ces moments (6) où l’homme, faisant la découverte de sa singularité, pris dans le vertige de l’incompréhension et du rejet, active des réactions d’agressivité ou se sent victime. L’intervention thérapeutique sera guidée par cette nécessaire acceptation existentielle de la solitude comme phénomène inévitable, afin de réduire l’impact de la souffrance du patient.
SOLITUDE ET PSYCHOPATHOLOGIE
Une exacerbation du ressenti ambigu de la solitude dérive souvent vers des troubles psychopathologiques. En thérapie stratégique, on distingue trois grandes catégories de pathologies de la solitude qui permettent d’orienter le questionnement et la com - préhension du processus en présence :
1. « quand la solitude fait partie de la pathologie » ;
2. « quand la solitude se manifeste en présence des autres » ;
3. « quand la solitude empêche de rester seul ».
Quand la solitude fait partie de la pathologie.
C’est la situation la plus étudiée dans les cas de dépression. Michael Yapko rappelle que le dépressif a tendance à être seul. La personne atteinte de dépression a tendance à s’isoler socialement et active dans son milieu familial des silences hurlants, maintenant en otage son entourage avec des symptômes qui attirent toute l’attention. Plus les membres de la famille essaient de l’aider, plus son état s’aggrave et cette situation l’enferme dans un avantage secondaire, qui consiste à être au centre de l’attention de tous. Avec ces profils, il faut mettre en place une communication paradoxale qui peut porter en elle de l’ironie voire du sarcasme, et éviter cet excès de proximité pour éviter de les consoler. L’intervention thérapeutique, dans ce contexte, va chercher à transformer la pathologie de la solitude en une solitude d’autonomie et d’indépendance en développant la propre personnalité du patient. Par ce principe d’individuation qui consiste à se différencier des autres, le patient pourra peu à peu échanger avec les autres. Cette solitude qui fait partie de la pathologie peut aussi toucher les aidants ou les parents, qui en voyant leurs enfants grandir et devenir autonomes, se sentent souvent inutiles, se renferment et souffrent de solitude. On voit dans ce type de solitude une rupture dans la représentation qu’on a de soi (la mère face à son enfant devenu adolescent, puis adulte), des autres (la femme qui se renferme sur elle-même car elle se sent rejetée par son époux), ou du monde (le paranoïaque qui cherche à se protéger d’un monde plein d’ennemis). Dans ces cas également, le sentiment de solitude sera rompu par l’invention d’une nouvelle représentation de soi vis-à-vis de soi, des autres ou du monde qui permettra de rentrer à nouveau en communication avec les autres.
Quand la solitude se manifeste en présence des autres Quoi de plus surprenant que de se sentir seul parmi les autres ? Le DSM-5 (2013) introduit pour la première fois un classement nosographique des troubles relationnels où l’isolement est analysé comme épiphénomène de la relation avec les autres – du fait d’un jugement ou d’une incompréhension, le sujet va se sentir projeté dans un sentiment de solitude profonde. Etre seul parmi les autres provoque différents tableaux cliniques :
- Un syndrome de persécution où la personne voit dans les autres un complot. L’isolement devient un mécanisme de défense vis-à-vis des autres vus comme malveillants. Ces personnes ne sont jamais seules puisque leur imagination s’anime d’ennemis plus réels les uns que les autres. Dans ces cas sources d’un état paranoïaque, la rupture de l’isolement coïncide avec la rupture de la pathologie. Les troubles obsessionnels compulsifs sévères entrent également dans cette catégorie où la personne s’isole pour ne pas être agressée par la phobie qui la pousse à mettre en place ces rituels. L’isolement, au lieu d’éloigner la peur, ne fait que l’alimenter. Et dans ce mécanisme mental, la précaution finit parfois par devenir une prophétie autoréalisatrice. L’isolement forcé pendant la pandémie a souvent été à l’origine d’une confirmation que sortir était synonyme de contamination.
- La phobie sociale est une autre psychopathologie importante qui diffère des délires de persécution car elle se base sur le fait de se sentir rejeté. La personne atteinte de phobie sociale s’isole pour éviter le poison et arrive à se convaincre qu’elle a un défaut visible. - L’anorexie est également une psychopathologie liée à l’isolement. L’isolement vise à éviter les perturbations qui peuvent venir d’autres personnes. Cette précaution va souvent confirmer la peur et l’alimenter encore plus. L’isolement forcé de la pandémie a influencé la manifestation de l’anorexie pour les sujets prédisposés. Et l’anorexie est devenue une meilleure façon de gérer l’isolement.
- L’incapacité sexuelle va déclencher un isolement voué à cacher une honte de l’incapacité. L’évitement et le renoncement sont des actes de défense qui vont devenir sources d’emprisonnement, toute précaution devenant une prophétie autoréalisatrice. - L’hypersociabilité, phénomène marquant de notre époque, s’accompagne d’une hyperconnexion visant à ne pas être ou ne pas se sentir rejeté. Nombreux sont
Pour lire la suite de l’article et commander la Revue Hypnose & Thérapies Brèves n°66
GIORGIO NARDONE
Commander la Revue Hypnose & Thérapies Brèves n°66
Dans ce n°66, nous verrons comment aider les personnes qui nous consultent à sortir des effets des histoires dissociatives dans lesquels elles sont enfermées. Le questionnement développé dans les thérapies brèves est une aide essentielle pour rendre possible l’activation des processus de réassociation.
Edito:
. Julien Betbèze : Approche stratégique et acceptation de la solitude
. Alain Vallée développe un exemple clinique nous montrant comment la conversation d’engagement ouvre de nouvelles possibilités d’agir chez un sujet présentant un diabète de type 2 et qui ne parvenait pas jusque-là, malgré les risques somatiques, à modifier sa relation à l’alimentation.
Spécialiste mondialement connu de l’approche stratégique, Giorgio Nardone explique l’importance de différencier trois manifestations différentes de la solitude. Il enseigne comment apprendre à être avec les autres, et le chemin vers l’acceptation de la solitude, acceptation nécessaire pour faire vivre une relation.
Véronique Cohier-Rahban poursuit sa réflexion sur la prise en charge des enfants soumis aux effets des violences intergénérationnelles. Elle nous montre comment Armel, enfermé dans le rôle « d’enfant problème », va se libérer de son rôle sacrificiel par le questionnement circulaire et la mise en place de relations de coopération dans la famille.
A travers le cas de Marthe, enfermée dans son monde de détresse et d’inquiétude, Arnaud Zeman décrit comment le thérapeute, en se mettant en lien avec ses ressources relationnelles, accueille ses ressentis corporels et ses affects pour construire un accordage avec un sujet prisonnier de son vécu dissociatif. Cet accordage est le premier pas vers un nouveau positionnement rendant possible le changement.
Le dossier thématique sur le lien thérapeutique se poursuit avec Karine Ficini qui nous fait part de l’histoire de Daniel, orphelin à l’âge de 4 ans, et dont les étapes de vie sont marquées par le pouvoir du monde abandonnique. Avec l’utilisation des mouvements alternatifs et de questions centrées sur la traduction corporelle de la confiance en soi, elle tisse un nouveau lien humain qui génère une nouvelle action signifiante pour le sujet.
Bertrand Hénot utilise le questionnement narratif et solutionniste pour aider Louis à modifier son regard sur les services sociaux et sur lui-même, afin de réinvestir son rôle de père et se mettre en chemin pour retrouver la garde de son fils.
Dans l’espace « Douleur Douceur », Gérard Ostermann nous présente trois articles sur l’apport de l’hypnose en gériatrie.
Sarah Muller, dans son article sur les conversations hypnotiques en psychogériatrie, nous raconte comment Mme D. qui présente un diagnostic de Démence fronto-temporal, intègre l’Ehpad à 92 ans, suite à une chute, et va bénéficier d’un accompagnement complet à la toilette, effectuée au lit.
Véronique Treussier-Ravaud expose le cas clinique de Mme L.F. patiente âgée qui souffre de troubles cognitifs sévères. Une séance d’hypnose pendant sa toilette, avec ancrage musical et techniques apaisantes, a pour bout de la réinstaller dans un état de bien-être.
. Blandine Rossi-Bouchet, orthophoniste, nous explique comment elle utilise l’hypnose dans sa pratique quotidienne auprès des personnes âgées.
Dans la chronique « Bonjour et après », vous trouverez les premières consultations d’Elisabeth qui noie son ennui dans l’alcool. Sophie Cohen utilise le questionnement stratégique et l’hypnose pour aider la patiente à quitter ses tentatives de solution.
Enfin, Nicolas D’Inca nous livre un article passionnant sur le chamanisme et les animaux de pouvoir pour retrouver les liens au monde vivant.