Bergson qui, après une première carrière scientifique, s’est orienté vers la philosophie, considérait l’intuition comme « extraordinairement simple » ! Cela ne veut pas dire qu’il soit facile de le comprendre ! Sa contribution me paraît pourtant essentielle, en particulier du fait de l’impact majeur qu’elle a eu sur le sens actuel du mot (même si, nous l’avons vu, certains penseurs comme Sartre ont refusé cet apport et conservé la signification classique).
Le grand philosophe, connu pour l’élégant chapeau qu’il portait quasiment toujours, reprend à sa manière la dualité que nous avons évoquée précédemment, puisqu’il considère deux facultés permettant à l’être humain d’accéder à la connaissance :
- L’intelligence, qui convient bien à l’étude de la matière, utilise aisément mots et concepts et parvient à l’élaboration de généralités. Elle ne peut que donner lieu à des connaissances vagues concernant l’esprit puisque celui-ci est unique, singulier pour chaque humain. Sa fonction est utilitaire : elle permet d’agir. En fonction de ce but, elle découpe la réalité d’une manière qui lui convient.
- L’intuition (forme particulière d’intelligence mais différente), qui est immédiate, instantanée et peut constituer une méthode philosophique valable pour la connaissance de l’esprit car susceptible de connaître ce qui est singulier. Ainsi, définition la plus fréquemment utilisée : « Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable » . L’intuition est voisine de l’instinct mais, contrairement à ce dernier, s’est maintenue et même développée lors de l’évolution humaine. Sa fonction est d’accéder à la connaissance proprement dite, c’est-à-dire sans préoccupation d’être utile. Mais, plutôt que de connaissance au sens traditionnel du terme, on peut mieux parler de « contact », de « coïncidence » ou de « fusion ». Il ne s’agit pas ici d’être réceptif mais d’être dans un mouvement hors de soi pour se transporter vers l'objet et y pénétrer. En ce sens, comme a pu l’écrire Vladimir. Jankélévitch, l'intuition est « extatique » . Aussi elle demande un effort intense puisqu'il s'agit de sortir de soi-même, d'écarter toutes les habitudes de pensée, les notions familières, les connaissances acquises pour rejoindre une réalité à chaque fois unique. Ce « contact » procure ce que Bergson appelle une « image médiatrice » que le sujet pourra ensuite essayer d’expliciter verbalement. De cette manière peut-on concevoir que l’intuition soit un acte simple ( il n'y a pas plusieurs manières de coïncider) dont le résultat toujours original est par conséquent toujours difficile à mettre en mot. D’ailleurs, Bergson considère qu’un philosophe aura essentiellementt une intuition fondamentale dans sa vie, qu’il cherchera à expliciter dans l’ensemble de son oeuvre . Ainsi, point par point, l'expérience intuitive s'oppose à la pensée intellectuelle.
Pour le philosophe au chapeau, l’intelligence fige les choses pour pouvoir les analyser, ce que font les sciences de la matière. Ainsi, elles décomposent le mouvement d’un objet mobile en points successifs qui peuvent être reportés et mesurés sur des axes normés (étalonnés). Si l’intelligence s’intéresse au temps, c’est celui des mathématiciens, temps pour lequel si on accélérerait toutes les montres en multipliant la vitesse des aiguilles par deux cela ne changerait pas la réalité. L’intuition, elle, permet l’étude de l’esprit (qu’il appelle Métaphysique), car pour lui, l’esprit, la conscience, sont, parce qu’ils sont mobiles, ce qui dure. Cette durée est l’intuition fondamentale de la conception bergsonienne. Ainsi l’ intuition bergsonienne (contrairement à celle de Schelling), s’inscrit dans le Temps. Car le réel est donné et non pas caché, et tout ce qui nous apparaît doit être considéré comme réel tant que l’on n’a pas démontré que ce n’est qu’une apparence. En cela, l’acte d’intuition est toujours surprenant, déjà dans sa simplicité même.
Du flair ? Du pif ? du feeling ?
Simple ? Bergson a donc vraiment l’air de le croire, mais un peu d’aide ne nuirait pas !
Le philosophe contemporain Claude Romano vient peut-être à point quand il nous propose de caractériser l’intuition bergsonienne selon 5 aspects :
1) Comme nous l’avons vu, elle se présente comme une connaissance immédiate, qui ne passe pas par le langage verbal ni a fortiori par une déduction ; elle est de l’ordre du « flair » (le « Noûs » de Platon et le mot grec pour olfaction ont d’ailleurs la même étymolologie), du toucher, du contact (d’où je pense le terme de « feeling » souvent employé dans notre franglais). Jankélévitch écrit « le moi qui contemple s’identifie avec ce qu’il contemple », ce qui fait penser aux notions très actuelles de neurones miroirs et de fonctionnement mimétique ( René Girard)
2) elle est une connaissance évidente qui ne nécessite aucune justification, l’intuition se justifiant par elle-même.
3) L’intuition peut devenir une méthode philosophique ou tout au moins un des ses instruments.
4) L’intuition est dépourvue de présupposition ; elle permet d’accéder à des vérités trans-historiques ou supra-historiques
5) Elle a été souvent décrite comme élevant l’homme au-dessus de sa condition finie, comme une connaissance en quelque sorte « divine »
La première caractéristique retient pour l’instant davantage notre attention, car elle paraît concerner de manière très proche notre métier de soignant ou de thérapeute. « Faire comme on le sent », « Faire ce que notre petit doigt nous dit » « y aller au pif , au feeling » sont des expressions populaires de tous les jours. Au-delà, dans notre pratique de l’hypnose, n’allons-nous pas « au contact » de nos patients ? Et nous savons le pouvoir d’influence qu’a le toucher dans la communication interhumaine. Comme me dit souvent un ami kinésithérapeute formé à l’hypnose et à la fasciathérapie : « Moi je touche mes patients avec mes mains et je sens ce qui se passe en eux. Toi tu les touches avec tes yeux. »
Mais justement, que pensait Erickson de l’intuition ?