Lorsque le corps met l'âme en appétit. Revue Sexualité Humaines

De deux manières de pécher avec délice…
Nous allons voir comment l’éclairage philosophique permet d’aborder les liens entre tempérance et démesure, plaisir de la chair et de la « bonne chair », jouissance et excès…



La nourriture et la sexualité, mais aussi l’amour, sont classiquement associés.

Freud établit une analogie entre la libido et la faim (1).

La psychanalyse met même en lumière des liens entre la phase orale du développement psycho-sexuel de l’enfant et certains comportements alimentaires ainsi que sexuels et amoureux à l’âge adulte. Plus, la pulsion sexuelle serait dérivée, par étayage, de la pulsion d’autoconservation liée au besoin de nourriture.

Ainsi peut-on opérer des rapprochements entre le registre du sexuel et celui de l’alimentaire, en parlant par exemple d’appétit sexuel comme on parle de l’appétit comme désir de manger.

Mais les connexions entre le sexuel et l’alimentaire sont bien antérieures à la psychanalyse. Que l’on songe au Banquet de Platon, dialogue sur Eros au cours d’un dîner organisé par le poète Agathon qui fête son succès à un concours de tragédie (2). Par ailleurs, les vases attiques représentaient souvent, à partir du VIe siècle avant J.-C., des scènes orgiaques mêlant pratiques sexuelles et beuverie lors de banquets et fêtes dionysiaques.

Plus tard, au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin fixa la liste de sept péchés dits capitaux, desquels dérivent tous les autres. Parmi eux figurent la gourmandise et la luxure (le plaisir sexuel pour lui-même).
Sexualité et gourmandise se sont ainsi non seulement trouvées associées depuis l’Antiquité, mais également condamnées pour ce qu’elles signifient d’excès. Si pour la religion catholique elles sont des péchés, c’est parce qu’elles signent l’emprise du corps sur l’âme, l’impureté du plaisir de la chair qui corrompt l’esprit.

La gourmandise selon Epicure
Associée à des plaisirs suspects, la gourmandise est souvent considérée comme un défaut. Plus précisément, elle est vue comme un excès et s’oppose à la tempérance. Chez nombre de philosophes grecs, la tempérance (sophrosune) fait partie des vertus humaines, dont le contraire est la démesure (húbris). Plutôt que de se laisser aller à ses passions, la vertu de tempérance consiste à contrôler celles-ci par la raison et la volonté.

Même pour le philosophe Epicure, souvent vu, à tort, comme un bon vivant, il en est ainsi. S’il est confondu avec un jouisseur (tel le philosophe grec Aristippe de Cyrène, par exemple), en particulier concernant le boire et le manger, c’est parce qu’il fait du plaisir le premier des biens, s’inscrivant ainsi dans la tradition hédoniste.

Mais le plaisir s’entend avant tout, chez lui, comme une absence de douleur (ataraxie) : « Quand (…) nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens.

Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble » (3). Concernant plus particulièrement la nourriture, voilà ce qu’il dit : « … Des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation.

L’habitude d’une nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. » (ibid.)

C’est que, selon Epicure, il existe différentes catégories de plaisirs et de désirs : ceux qui sont naturels et nécessaires, ceux qui sont naturels mais non nécessaires, et ceux qui sont vains. Parmi les désirs et plaisirs naturels et nécessaires, on compte ceux qui sont nécessaires à la vie, comme boire et se nourrir.

Mais pour répondre à cette nécessité naturelle, il suffit de boire et de manger suffisamment. Ainsi, manger plus que nécessaire, par gourmandise, n’est pas préconisé. En effet, Epicure défend un savant calcul entre les plaisirs, dont le but est de conduire au bonheur comme repos de l’âme et du corps, absence de souffrance.

Il n’y a pas de plaisir du corps, car le plaisir est un sentiment ressenti par l’âme. En revanche, le plaisir au niveau de l’âme peut être produit par l’équilibre trouvé au niveau du corps. Ainsi en est-il de manger à sa faim.
Trop manger peut procurer du plaisir, mais en créant un déséquilibre, un excès au niveau du corps. Le plaisir peut donc avoir des effets néfastes et être source de douleurs à venir. Le but de la vie bienheureuse étant la santé du corps et la sérénité de l’âme, le calcul des plaisirs doit se rapporter à ses buts.

On peut penser ici aux cas d’obésité dus à un excès régulier de nourriture. Le plaisir ressenti à manger peut être grand, et répété aussi souvent que désiré. Mais au bout du compte, les effets sur la santé sont néfastes : problèmes articulaires et de dos à cause d’un poids trop important, risques cardio-vasculaires, diabète, hypertension artérielle, complications respiratoires…

On peut pousser plus loin et parler également des bénéfices psychologiques que peut procurer la nourriture. Epicure en parle à sa façon, en introduisant la notion de dépendance. Lorsque le manque se fait sentir, on cherche à le combler, et l’on est ainsi dépendant du plaisir, dont l’absence nous torture. Il y a alors un besoin de plaisir.

Pouvoir être autosuffisant, au sens où l’on est capable de se contenter du minimum, est, selon le philosophe grec, le remède à cette dépendance. Et c’est parce que l’on sait se contenter du minimum, par exemple du strict nécessaire à la vie concernant la nourriture et la boisson, que l’on peut d’autant plus apprécier l’abondance lorsqu’elle est là.

Mais si l’on est dépendant, et que manger devient un besoin au-delà de ce que le corps nécessite, alors c’est que le plaisir procuré de la sorte répond à autre chose qu’une nécessité naturelle, et vient combler un manque psychologique. On sait d’ailleurs aujourd’hui combien la nourriture, comme l’alcool (mais aussi la cigarette), par ailleurs rapportés à la pulsion orale dans la perspective psychanalytique, peuvent jouer un rôle antidépresseur par rapport à un sentiment de vide, face à un manque qui fait angoisse.

Cette dernière se trouve calmée par le fait de manger, de boire ou de fumer, mais sans vraiment répondre au fond du problème, et en générant des souffrances à court, moyen ou long terme (problèmes de santé). Mauvais calcul, donc, dans l’optique épicurienne.

Gourmandise et sexualité selon Aristote

A la gourmandise, perçue comme un excès, s’oppose donc la tempérance, vertu centrale dans la Grèce antique. Dans son Ethique à Nicomaque, Aristote oppose clairement l’excès relativement à la nourriture, à la vertu de la tempérance (4).

De plus, il rapproche cet excès des plaisirs de l’amour. Selon lui, il existe des plaisirs de l’âme d’un côté, et des plaisirs du corps de l’autre. Or, on ne parle pas de tempérance ni d’intempérance relativement à tous les plaisirs, mais seulement par rapport à ceux du corps. C’est une différence avec Epicure, pour lequel il n’y a que des plaisirs de l’âme.

Cependant, la conception de l’âme chez Epicure s’inscrit dans la philosophie atomiste antique, pour laquelle l’âme est un composé d’atome, c’est-à-dire d’éléments matériels. L’étude de l’âme est donc une branche de la physique, comme pour Aristote. Mais chez ce dernier, on ne trouve pas la notion d’atome, et on retrouve l’idée de vie : l’âme est ce qui anime (anima en latin), ce qui fait l’essence (la forme) du corps (la matière), sans laquelle le corps n’est rien.

Il ne s’agit donc pas de considérer les plaisirs de l’âme chez Epicure de la même manière que ceux chez Aristote, puisque ce que l’un et l’autre entend par « âme » n’a pas le même sens, et ce d’autant moins qu’existe chez ce dernier la notion d’âme intellective, séparée du corps, et que d’aucuns ont interprété comme la marque du divin en l’humain.

Contrairement à Platon, Aristote ne part pas du concept des choses, il ne cherche pas l’idée de celles-ci dans leur essence ; il part de l’expérience, de ce qui s’observe habituellement. Et il s’observe que ceux qui s’adonnent aux plaisirs de l’âme ne sont dits ni tempérants ni intempérants. Ces qualificatifs sont réservés aux plaisirs du corps.

Mais pas à tous. Les plaisirs corporels passent par les sens : vue, ouïe, odorat, goût, toucher. Or, les plaisirs de la vue, de l’ouïe ou de l’odorat ne sont dits ni tempérants ni intempérants, comme le plaisir de voir des couleurs, d’écouter de la musique ou de sentir des roses. Certes, ces sens peuvent donner lieu à des excès ou des défauts, mais qui ne s’appellent pas intempérance. Et s’ils donnent lieu à des vertus, ce n’est pas à celle de la tempérance.

Ainsi que le dit Thomas d’Aquin dans son commentaire d’Aristote, les vices qui peuvent se rapporter à ces trois sens manquent de véhémence pour relever de l’intempérance. Certes, Aristote introduit la notion d’intempérance alors qu’il évoque l’odorat. Cependant, ce n’est pas dans le plaisir des odeurs pour elles-mêmes qu’il peut être question d’intempérance, mais seulement par dérivation de l’odorat vers le goût ou le toucher.

Ainsi, se délecter de respirer le fumet des plats, tout comme celui de respirer les parfums de toilette, est le fait des intempérants en ce que ce qu’ils sentent leur évoque l’objet de leur désir, qui n’est pas l’odeur en tant que telle, mais autre chose qu’elle leur rappelle. Plus précisément, il s’agit de leur désir de manger et de leur désir sexuel, qui se rapportent aux sens du goût et du toucher.

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Rédigé le 04/02/2011 modifié le 27/12/2023
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Coach spécialisée en Sexologie, Praticienne en Hypnose Thérapeutique, EMDR IMO à Paris,… En savoir plus sur cet auteur


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