De quoi nous parle ce « haïku », venu d’un autre temps et d’un autre lieu ?
Dans une image saisissante de justesse et de concision, il livre le tableau, aisé à reprendre à notre compte aujourd’hui en tant que cliniciens et observateurs, du couple en crise, en panne : les sens s’arrêtent, le vide s’installe, les corps naufragent.
Essentialisé dans sa forme spécifiquement orientale, le décor est posé de ces couples qui arrivent et partagent d’emblée avec quasiment les mêmes mots, actualisés certes, la situation d’impasse qui les amènent à consulter. Il (elle) est bloquée (nous sommes bloqués) « mon corps est fermé (mort), je n’ai plus de désir, plus d’envie, nous voulons (je veux) sauver mon couple ».
Mort, élan vital et désir stoppés, arrêt, vide, tout un vocabulaire mortifère qui appelle l’attention sur un temps du couple (parfois très antérieur à la rencontre thérapeutique) arrêté, vidé d’énergie et de sens, subsistant sur des routines fatiguées et des scénarios de reproches mutuels figés.
Pourtant, la quasi-totalité de ces histoires de couple a vu le jour (parfois pas si lointain de celui où nous les rencontrons) sous les auspices de « l’amour romantique ». Ces images, ces croyances et ces attentes qui lui sont reliés et qui, depuis le premier « je t’aime », initient encore aujourd’hui en Occident la majeure partie des destins de couple.
« Etre Deux et faire Un », c'était et c’est encore souvent l'idéal, la norme historique occidentale qui a émergé à petits pas, de l’égalisation des droits entre hommes et femmes et du remaniement social, familial et conjugal, mis en mouvement par l’accès des femmes à l’éducation et au maniement du langage.
Progressivement va s’instituer et se formaliser le « couple-unité », dont chacun est la moitié. Moitié clairement définie dans ses rôles complémentaires par le sexe et comme cellule à projet familial dans un premier temps.
Puis l’émancipation des femmes poursuivie tout au long du XXe siècle va peu à peu dessiner les contours du couple qui reste le repère pour la majorité aujourd’hui, en portant la priorité sur des prémices égalitaires entre l’homme et la femme et l’importance donnée au dialogue conjugal, comme base intangible de la construction conjugale.
Dans une image saisissante de justesse et de concision, il livre le tableau, aisé à reprendre à notre compte aujourd’hui en tant que cliniciens et observateurs, du couple en crise, en panne : les sens s’arrêtent, le vide s’installe, les corps naufragent.
Essentialisé dans sa forme spécifiquement orientale, le décor est posé de ces couples qui arrivent et partagent d’emblée avec quasiment les mêmes mots, actualisés certes, la situation d’impasse qui les amènent à consulter. Il (elle) est bloquée (nous sommes bloqués) « mon corps est fermé (mort), je n’ai plus de désir, plus d’envie, nous voulons (je veux) sauver mon couple ».
Mort, élan vital et désir stoppés, arrêt, vide, tout un vocabulaire mortifère qui appelle l’attention sur un temps du couple (parfois très antérieur à la rencontre thérapeutique) arrêté, vidé d’énergie et de sens, subsistant sur des routines fatiguées et des scénarios de reproches mutuels figés.
Pourtant, la quasi-totalité de ces histoires de couple a vu le jour (parfois pas si lointain de celui où nous les rencontrons) sous les auspices de « l’amour romantique ». Ces images, ces croyances et ces attentes qui lui sont reliés et qui, depuis le premier « je t’aime », initient encore aujourd’hui en Occident la majeure partie des destins de couple.
« Etre Deux et faire Un », c'était et c’est encore souvent l'idéal, la norme historique occidentale qui a émergé à petits pas, de l’égalisation des droits entre hommes et femmes et du remaniement social, familial et conjugal, mis en mouvement par l’accès des femmes à l’éducation et au maniement du langage.
Progressivement va s’instituer et se formaliser le « couple-unité », dont chacun est la moitié. Moitié clairement définie dans ses rôles complémentaires par le sexe et comme cellule à projet familial dans un premier temps.
Puis l’émancipation des femmes poursuivie tout au long du XXe siècle va peu à peu dessiner les contours du couple qui reste le repère pour la majorité aujourd’hui, en portant la priorité sur des prémices égalitaires entre l’homme et la femme et l’importance donnée au dialogue conjugal, comme base intangible de la construction conjugale.
L’orientation est sans conteste au conjugal, délié du familial : « le couple-duo ». Les valeurs privilégiées sont dans la sphère affective et (pour la plupart des couples) sexuelle, et tant priorisées que le défaut, l’absence ou l’insuffisance de vitalité, d’harmonie ou de satisfaction dans ces domaines justifient la majorité des ruptures d’aujourd’hui.
Et comme le note Marie-Laure Deroff, sociologue, dans la revue Dialogue: « La qualité des échanges affectifs et sexuels devient essentielle à la relation conjugale quand celle-ci se veut relation élective, égalitaire, soumise à la seule volonté partagée de ses protagonistes de la faire perdurer. »
Modèle prévalent qui met en scène ses limites, dans ces consultations fréquentes demandées par de jeunes couples dans le cours d’une réflexion/discussion/crise sur les risques que représente le désir d’enfant de l’un d’entre eux pour le futur de leur couple.
L’arrivée de l’enfant étant perçue comme l’arrêt de mort de ce duo bienfaisant et autosuffisant en termes de bénéfices et d’équilibre affectif et sexuel.
Modèle parlé dans ces couples moins jeunes qui évoquent avec regret et longuement le temps de la fusion, « le bon temps » : « époque-étalon » de la vitalité et des possibles du couple, « leur Eden perdu » dont ils demandent réparation grâce aux bons soins de la thérapie qu’ils sollicitent.
Dans cette « association librement consentie », les partenaires se donnent et acceptent la responsabilité de maintenir ensemble le lien dans la durée, dans une pratique présupposée consentie, accessible à chacun et constante, du dialogue et de la négociation, dont la demande thérapeutique de couple est un exemple et un prolongement.
Mais ce modèle de sécurisation, de reconnaissance et de valorisation mutuelle, posé dans l’idéal de la période de mise en couple et confirmé par les engagements (qu’ils soient librement posés ou contractualisés) de fidélité, loyauté, mis au service du bien-être de l’autre et de l’ensemble, va se trouver « secoué ».
Suivant la souplesse mentale et affective et l’histoire de chacun, il va être remis en question, discuté, marchandé, contourné, voire abandonné, une fois passée la période (de quelques mois à quelques années) de bonheur fusionnel (ou de contrat fusionnel dans les couples toujours imprégnés d’une conception symbiotique du couple et de la famille).
Pourtant cette « béatitude à deux voix » reste inscrite pour eux indiscutablement comme signe, voire preuve de la légitimité du choix réciproque du partenaire et gage de bonheur durable, et marque affirmée socialement de leur capacité à cette réalisation.
Et le temps vient de la revendication d’autonomisation, d’existence pour soi, d’épanouissement et de développement personnel, le plus souvent porté par l’un des deux avant, en dépit ou contre l’autre. « S'élancer vers le “nous”, c'est se dépasser, mais en même temps c'est se quitter. » Paule Salomon (1998)
Et comme le note Marie-Laure Deroff, sociologue, dans la revue Dialogue: « La qualité des échanges affectifs et sexuels devient essentielle à la relation conjugale quand celle-ci se veut relation élective, égalitaire, soumise à la seule volonté partagée de ses protagonistes de la faire perdurer. »
Modèle prévalent qui met en scène ses limites, dans ces consultations fréquentes demandées par de jeunes couples dans le cours d’une réflexion/discussion/crise sur les risques que représente le désir d’enfant de l’un d’entre eux pour le futur de leur couple.
L’arrivée de l’enfant étant perçue comme l’arrêt de mort de ce duo bienfaisant et autosuffisant en termes de bénéfices et d’équilibre affectif et sexuel.
Modèle parlé dans ces couples moins jeunes qui évoquent avec regret et longuement le temps de la fusion, « le bon temps » : « époque-étalon » de la vitalité et des possibles du couple, « leur Eden perdu » dont ils demandent réparation grâce aux bons soins de la thérapie qu’ils sollicitent.
Dans cette « association librement consentie », les partenaires se donnent et acceptent la responsabilité de maintenir ensemble le lien dans la durée, dans une pratique présupposée consentie, accessible à chacun et constante, du dialogue et de la négociation, dont la demande thérapeutique de couple est un exemple et un prolongement.
Mais ce modèle de sécurisation, de reconnaissance et de valorisation mutuelle, posé dans l’idéal de la période de mise en couple et confirmé par les engagements (qu’ils soient librement posés ou contractualisés) de fidélité, loyauté, mis au service du bien-être de l’autre et de l’ensemble, va se trouver « secoué ».
Suivant la souplesse mentale et affective et l’histoire de chacun, il va être remis en question, discuté, marchandé, contourné, voire abandonné, une fois passée la période (de quelques mois à quelques années) de bonheur fusionnel (ou de contrat fusionnel dans les couples toujours imprégnés d’une conception symbiotique du couple et de la famille).
Pourtant cette « béatitude à deux voix » reste inscrite pour eux indiscutablement comme signe, voire preuve de la légitimité du choix réciproque du partenaire et gage de bonheur durable, et marque affirmée socialement de leur capacité à cette réalisation.
Et le temps vient de la revendication d’autonomisation, d’existence pour soi, d’épanouissement et de développement personnel, le plus souvent porté par l’un des deux avant, en dépit ou contre l’autre. « S'élancer vers le “nous”, c'est se dépasser, mais en même temps c'est se quitter. » Paule Salomon (1998)
Entre fusion et tension
« Faire Un » est en effet tout à la fois la visée et la promesse de l'Amour.
Lorsque l'on pose la question de savoir ce que devient chacun – chaque un – des deux dans ce « faire Un », ces chacuns ont-ils d'autre avenir que de disparaître, niés, confondus, noyés, absorbés, engloutis dans ce Un de l'Amour ?
Et l'on comprend les réactions d'angoisse et d'agressivité qu'entraîne inévitablement la perspective de telles disparitions subjectives. » Quand le « moi conjugal » se met à occuper tout l’espace, la vie du couple atteint ce point paradoxal, et pour la majorité inévitable, de lutte contre l’envahissement et la sensation d’asphyxie qui l’accompagne et pourtant tout en n’existant encore que l’un par l’autre.
« Ni avec, ni sans » : aucune situation n’est satisfaisante. Et lorsque l’un d’entre eux, dans son élan pour desserrer l’étau qui semble le piéger, et sortir du vécu d’aliénation à l’autre, va faire un pas au-delà des limites convenues, aussi banal que semble parfois ce pas, la crise va s’amorcer.
S’avance alors cette période redoutée de la mise en tension du lien et de l’espace conjugal, écartelé entre deux courants d’égale valence dans le monde d’aujourd’hui : d’un côté, celui qui a fait le lit de la construction dyadique jusque-là, c’est-à-dire l’épanouissement affectif et sexuel supposé « garanti » par l’engagement volontaire, le choix amoureux du départ avec la reconnaissance qu’il confère dans la fusion entretenue au quotidien ; et de l’autre, celui montant graduellement et de plus en plus présent, le temps de la revendication à actualiser « son droit », répété, martelé par les médias au service de la psychologie grand public, le « droit à exister pour soi-même, par soi-même ».
Lequel droit, dans cette pression constante, est devenu aujourd’hui un devoir avec obligation de résultats visibles, mesurables par soi-même et l’environnement relationnel : la nouvelle mesure minimale de la santé et de la réussite personnelle.
Cette tension amenée et décrite longuement dans la plainte à l’origine des consultations, et qui nous convie à maintenir l’attention constamment sur chaque relation de couple, dans une vision paradoxale : focaliser l’attention sur le « lien » : le joug qui joint, unit, qui connecte et borne et contraint tout ensemble.
« Lien, dans le double sens de ce qui aliène, enchaîne ou ligote, mais aussi de ce qui rapproche ou unit deux sujets dans et par un intérêt commun et spécifique (ne serait-ce que la satisfaction libidinale, le plaisir sexuel) », comme nous le rappelle Ernest Cleyet-Marel.
La force du paradoxe
Le paradoxe apparent des mouvements est constitutif même du lien conjugal.
Aujourd’hui, suivant qu’il est ressenti ou conçu plutôt sous son aspect unissant, ou plutôt par son côté limitant pour le « je », s’offre toute une gamme de possibles dans les appariements : de l’union dite « libre » au mariage traditionnel, de l’habitation partagée à plusieurs générations à la résidence séparée des membres du couple, qui cherchent dans la diversité de ces formes, plus ou moins consciemment, à mettre en place le terrain le plus favorable à contenir ou minimiser la confrontation des courants contraires.
Paradoxal aussi le récit que ces couples font de la tentative de solution qu’ils auront mis en place avant de consulter un tiers. Avec plus ou moins de facilités, de résistances et de compétences, spontanément ou le plus souvent sur les conseils de l’entourage, s’est ouvert pour eux un autre espace-temps relationnel : celui de la négociation, qui pour certains d’entre eux (minoritaires ?) sera l’opportunité d’un cycle de croissance, de renouveau pour le lien, de créativité, d’enrichissement mutuel, et un accroissement des satisfactions affectives, sexuelles, mais aussi intellectuelles.
Et pour d’autres (les plus nombreux ?), s’inaugure et s’installe, en dépit du dialogue et des « efforts » consentis et à leur grand étonnement, le temps de l’enfermement progressif, de la fermeture, du blocage dans ce qui se vit là comme des contradictions « inconjugables », insurmontables.
Ces couples vont se confronter, se cogner en un cercle infernal ininterrompu, les impossibles intégrations des revendications à l’intimité pour soi (ce que je ne partage pas avec toi, ce sur quoi je me referme) et les tentatives pour recréer de l’intimité à deux (ce que je ne partage qu’avec toi). Dans ces couples, le besoin de croissance personnelle n’est entendu que par celui ou celle qui le demande et vécu comme menace pour le lien par l’autre.
Ce sont plutôt ces couples-là qui nourrissent le flux de notre clientèle, apportant comme ticket d’entrée le « blocage » du dialogue, épuisé par des joutes répétitives et stériles, le « blocage » de la tendresse, asséchée par les combats larvés ou virulents, parfois jusqu’à la violence, le « blocage » de la sexualité, porté par l’un ou l’autre, quand la routine tissée d’un silence morne, et parfois de longue durée, a envahi l’espace conjugal. Ce « blocage » : paralysie des sens, des gestes, des mots, des échanges, de la vitalité, pouvant s’intensifier dans la durée jusqu’à la dépression profonde de l’un des deux, ou les passages à l’acte à répétition dans les expériences extraconjugales, l’addiction ou la violence conjugale.
Signe sans équivoque de l’enlisement en cours, de l’incapacité de ce couple à rencontrer et dépasser la force contraignante du paradoxe : piégés entre nostalgie de l’unité et besoin de se différencier, élans de puissance équivalente qui possèdent et parasitent à vouloir être vécus ensemble.
Pouvant même conduire certains parmi ces couples au paroxysme anesthésiant par sa répétition à l’infini d’une angoisse létale, tant pour chacun que pour la relation, du « vivre ensemble nous tue, nous séparer nous est mortel ».Paradoxes qui dans la majorité des situations vont être éteints, au point de tension le plus fort ou après une « longue guerre d’usure mutuelle », par l’abandon de la scène conjugale, par l’un des deux conjoints, et dans la majorité des cas, la femme.
Elles qui, encore aujourd’hui, s’extraient le plus souvent par leur départ de ce « temps arrêté », de cette lutte stérile où s’affrontent en boucles récurrentes l’idéal de fusion poursuivi et la réalité du quotidien dans l’insupportable de la fusion, et les poussent à préférer choisir la solitude.
Alors, n’y aurait-il pas à proposer de les accompagner au bord de ce cercle morbide, à se dévitaliser un peu moins mutuellement jusqu’à épuisement de la résistance de l’un d’entre eux, ou à faire le constat d’une rupture inévitable, quel que soit le cas de figure présenté par le couple, en leur apprenant à « limiter les risques » si possible ? Quelles autres directions proposer ? Pour quelles situations ? Les paradoxes présentés ne nous laissent-ils d’autres choix que de s’incliner devant leur entêtement ?
C’est seulement si nous acceptons de ne pas sortir de la littéralité (si nous acceptons une règle du jeu conventionnelle), que nous nous laissons enfermer dans le paradoxe logique. « A la limite, il n’y a pas de paradoxe logique à l’état pur, c’est-à-dire de paradoxe dont on ne puisse pas sortir. »
Le paradoxe nous fait signe, signature d’un système complexe, vital, d’un tout intégré, qui s’accommode mal d’être regardé à la seule lumière de notre cerveau analytique et persiste à refuser de faire sens et mouvement quand il est découpé par lui en morceaux statiques et irréconciliables.
Il n’est possible d’avoir qu’une perception globale et dynamique du complexe.Edgar Morin nous rappelle à propos : « Plexus (entrelacement) vient de plexere (tresser). Complexus : ce qui est tissé ensemble… le tissu venu de fils différents et qui sont devenus un. »
Et encore : « La complexité est un tissu de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l’un et du multiple… L’unité du complexus ne détruit pas la vérité et la diversité des complexités qui l’ont tissé. » Notre couple est l’un de ces « entrelacements ». Préoccupé à tisser ou retisser du lien, notre couple est dans une tentative de mouvement pour sortir de l’impasse « perdant-perdant » dans laquelle le jeu de la relation s’enlise.
« Un certain nombre d’événements sociaux et humains ne peuvent se maîtriser et se vivre que comme des déplacements de paradoxes, c’est-à-dire l’effet et la cause de conduite paradoxale. »
Alors comment entendre la langue du paradoxe pour en dépasser l’apparente contradiction ? Pour suivre la direction qu’il nous indique ? « Construire ensemble demande d’autres qualités.
Je propose de le comprendre dans le sens où ça demande à la fois d'aller vers soi et d'aller vers l'autre et je le résume par cette phrase du Cantique des Cantiques : “Viens, va vers toi !”. » Paule Salomon« La complexité est un ordre dont on ne connaît pas le code. »Henri Atlan
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« Faire Un » est en effet tout à la fois la visée et la promesse de l'Amour.
Lorsque l'on pose la question de savoir ce que devient chacun – chaque un – des deux dans ce « faire Un », ces chacuns ont-ils d'autre avenir que de disparaître, niés, confondus, noyés, absorbés, engloutis dans ce Un de l'Amour ?
Et l'on comprend les réactions d'angoisse et d'agressivité qu'entraîne inévitablement la perspective de telles disparitions subjectives. » Quand le « moi conjugal » se met à occuper tout l’espace, la vie du couple atteint ce point paradoxal, et pour la majorité inévitable, de lutte contre l’envahissement et la sensation d’asphyxie qui l’accompagne et pourtant tout en n’existant encore que l’un par l’autre.
« Ni avec, ni sans » : aucune situation n’est satisfaisante. Et lorsque l’un d’entre eux, dans son élan pour desserrer l’étau qui semble le piéger, et sortir du vécu d’aliénation à l’autre, va faire un pas au-delà des limites convenues, aussi banal que semble parfois ce pas, la crise va s’amorcer.
S’avance alors cette période redoutée de la mise en tension du lien et de l’espace conjugal, écartelé entre deux courants d’égale valence dans le monde d’aujourd’hui : d’un côté, celui qui a fait le lit de la construction dyadique jusque-là, c’est-à-dire l’épanouissement affectif et sexuel supposé « garanti » par l’engagement volontaire, le choix amoureux du départ avec la reconnaissance qu’il confère dans la fusion entretenue au quotidien ; et de l’autre, celui montant graduellement et de plus en plus présent, le temps de la revendication à actualiser « son droit », répété, martelé par les médias au service de la psychologie grand public, le « droit à exister pour soi-même, par soi-même ».
Lequel droit, dans cette pression constante, est devenu aujourd’hui un devoir avec obligation de résultats visibles, mesurables par soi-même et l’environnement relationnel : la nouvelle mesure minimale de la santé et de la réussite personnelle.
Cette tension amenée et décrite longuement dans la plainte à l’origine des consultations, et qui nous convie à maintenir l’attention constamment sur chaque relation de couple, dans une vision paradoxale : focaliser l’attention sur le « lien » : le joug qui joint, unit, qui connecte et borne et contraint tout ensemble.
« Lien, dans le double sens de ce qui aliène, enchaîne ou ligote, mais aussi de ce qui rapproche ou unit deux sujets dans et par un intérêt commun et spécifique (ne serait-ce que la satisfaction libidinale, le plaisir sexuel) », comme nous le rappelle Ernest Cleyet-Marel.
La force du paradoxe
Le paradoxe apparent des mouvements est constitutif même du lien conjugal.
Aujourd’hui, suivant qu’il est ressenti ou conçu plutôt sous son aspect unissant, ou plutôt par son côté limitant pour le « je », s’offre toute une gamme de possibles dans les appariements : de l’union dite « libre » au mariage traditionnel, de l’habitation partagée à plusieurs générations à la résidence séparée des membres du couple, qui cherchent dans la diversité de ces formes, plus ou moins consciemment, à mettre en place le terrain le plus favorable à contenir ou minimiser la confrontation des courants contraires.
Paradoxal aussi le récit que ces couples font de la tentative de solution qu’ils auront mis en place avant de consulter un tiers. Avec plus ou moins de facilités, de résistances et de compétences, spontanément ou le plus souvent sur les conseils de l’entourage, s’est ouvert pour eux un autre espace-temps relationnel : celui de la négociation, qui pour certains d’entre eux (minoritaires ?) sera l’opportunité d’un cycle de croissance, de renouveau pour le lien, de créativité, d’enrichissement mutuel, et un accroissement des satisfactions affectives, sexuelles, mais aussi intellectuelles.
Et pour d’autres (les plus nombreux ?), s’inaugure et s’installe, en dépit du dialogue et des « efforts » consentis et à leur grand étonnement, le temps de l’enfermement progressif, de la fermeture, du blocage dans ce qui se vit là comme des contradictions « inconjugables », insurmontables.
Ces couples vont se confronter, se cogner en un cercle infernal ininterrompu, les impossibles intégrations des revendications à l’intimité pour soi (ce que je ne partage pas avec toi, ce sur quoi je me referme) et les tentatives pour recréer de l’intimité à deux (ce que je ne partage qu’avec toi). Dans ces couples, le besoin de croissance personnelle n’est entendu que par celui ou celle qui le demande et vécu comme menace pour le lien par l’autre.
Ce sont plutôt ces couples-là qui nourrissent le flux de notre clientèle, apportant comme ticket d’entrée le « blocage » du dialogue, épuisé par des joutes répétitives et stériles, le « blocage » de la tendresse, asséchée par les combats larvés ou virulents, parfois jusqu’à la violence, le « blocage » de la sexualité, porté par l’un ou l’autre, quand la routine tissée d’un silence morne, et parfois de longue durée, a envahi l’espace conjugal. Ce « blocage » : paralysie des sens, des gestes, des mots, des échanges, de la vitalité, pouvant s’intensifier dans la durée jusqu’à la dépression profonde de l’un des deux, ou les passages à l’acte à répétition dans les expériences extraconjugales, l’addiction ou la violence conjugale.
Signe sans équivoque de l’enlisement en cours, de l’incapacité de ce couple à rencontrer et dépasser la force contraignante du paradoxe : piégés entre nostalgie de l’unité et besoin de se différencier, élans de puissance équivalente qui possèdent et parasitent à vouloir être vécus ensemble.
Pouvant même conduire certains parmi ces couples au paroxysme anesthésiant par sa répétition à l’infini d’une angoisse létale, tant pour chacun que pour la relation, du « vivre ensemble nous tue, nous séparer nous est mortel ».Paradoxes qui dans la majorité des situations vont être éteints, au point de tension le plus fort ou après une « longue guerre d’usure mutuelle », par l’abandon de la scène conjugale, par l’un des deux conjoints, et dans la majorité des cas, la femme.
Elles qui, encore aujourd’hui, s’extraient le plus souvent par leur départ de ce « temps arrêté », de cette lutte stérile où s’affrontent en boucles récurrentes l’idéal de fusion poursuivi et la réalité du quotidien dans l’insupportable de la fusion, et les poussent à préférer choisir la solitude.
Alors, n’y aurait-il pas à proposer de les accompagner au bord de ce cercle morbide, à se dévitaliser un peu moins mutuellement jusqu’à épuisement de la résistance de l’un d’entre eux, ou à faire le constat d’une rupture inévitable, quel que soit le cas de figure présenté par le couple, en leur apprenant à « limiter les risques » si possible ? Quelles autres directions proposer ? Pour quelles situations ? Les paradoxes présentés ne nous laissent-ils d’autres choix que de s’incliner devant leur entêtement ?
C’est seulement si nous acceptons de ne pas sortir de la littéralité (si nous acceptons une règle du jeu conventionnelle), que nous nous laissons enfermer dans le paradoxe logique. « A la limite, il n’y a pas de paradoxe logique à l’état pur, c’est-à-dire de paradoxe dont on ne puisse pas sortir. »
Le paradoxe nous fait signe, signature d’un système complexe, vital, d’un tout intégré, qui s’accommode mal d’être regardé à la seule lumière de notre cerveau analytique et persiste à refuser de faire sens et mouvement quand il est découpé par lui en morceaux statiques et irréconciliables.
Il n’est possible d’avoir qu’une perception globale et dynamique du complexe.Edgar Morin nous rappelle à propos : « Plexus (entrelacement) vient de plexere (tresser). Complexus : ce qui est tissé ensemble… le tissu venu de fils différents et qui sont devenus un. »
Et encore : « La complexité est un tissu de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l’un et du multiple… L’unité du complexus ne détruit pas la vérité et la diversité des complexités qui l’ont tissé. » Notre couple est l’un de ces « entrelacements ». Préoccupé à tisser ou retisser du lien, notre couple est dans une tentative de mouvement pour sortir de l’impasse « perdant-perdant » dans laquelle le jeu de la relation s’enlise.
« Un certain nombre d’événements sociaux et humains ne peuvent se maîtriser et se vivre que comme des déplacements de paradoxes, c’est-à-dire l’effet et la cause de conduite paradoxale. »
Alors comment entendre la langue du paradoxe pour en dépasser l’apparente contradiction ? Pour suivre la direction qu’il nous indique ? « Construire ensemble demande d’autres qualités.
Je propose de le comprendre dans le sens où ça demande à la fois d'aller vers soi et d'aller vers l'autre et je le résume par cette phrase du Cantique des Cantiques : “Viens, va vers toi !”. » Paule Salomon« La complexité est un ordre dont on ne connaît pas le code. »Henri Atlan
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